lundi 26 septembre 2011

Ballons

Nous nous promenions au parc de Sceaux, il y avait une sorte de kermesse pour lutter contre les myopathes (contre la mucoviscidose me corrigea Emeline). Derrière les stands, s'activaient des gens qui vendaient des parts de gâteaux au prix d'un ticket vert. Il y avait des panneaux explicatifs sur la maladie, des jeux de pêche et de massacre.

Un speaker remercia la fanfare de Clamart. J'y avais remarqué un joueur d'hélicon assez maigre, et ceci me plut car je tenais, à l'occasion, des statistiques sur les membres des fanfares, afin d'établir un jour une pittoresque découverte. J'avais déjà noté que les joueurs d'hélicon étaient souvent maigres, ce qui me fascinait car l'instrument exigeait de la puissance, et donc un costaud au bout du tube me semblait-il ; je croisais certes sur ma route une fanfare environ une fois l'an, l'étude avançait lentement mais malgré tout, je tenais pour certain que l'hélicon était si gourmand qu'il épuisait totalement son instrumentiste, l'aspirait jusqu'à son assèchement corporel.

Le speaker qui avait remercié la fanfare annonça un grand lâcher de ballons, et pria donc les gens de prendre des ballons, de se rassembler, et d'attendre le compte à rebours avant de les lâcher. Il insista car c'était quelque chose d'émouvant, dit-il. Je suivais à contrecœur, épuisé par la marche du jour, et puis de quel droit décrétait-on à l'avance d'une pratique qu'elle était émouvante, grommelai-je, on est dans un pays libre, on n'est pas dans ma tête à faire la circulation des sentiments avec un sifflet, et puis cela est semblable au Jour de l'An où il est obligatoire de s'amuser, et où du coup l'on se suicide souvent. Mais comme d'agiles petits rats suivant le joueur de flute, Emeline et Zacharie me distançaient déjà à la poursuite des ballons multicolores qui, dopés à l'hélium, tiraient comme des fous furieux sur leur fil doré.

Mon fils prit un ballon. "Beaucoup de pollution en perspective", lachai-je pour rigoler, constatant les nombreuses sphères en plastique prêtes à déferler sur le ciel. Puis je regardais mon petit garçon en espérant qu'il ne soit pas trop dégoûté de lâcher ce ballon fortuitement acquis, et qu'il nous mette dans l'embarras en le conservant, au détriment des petits enfants malades. Le speaker demanda d'attendre car certains lâchaient déjà leur ballon sans faire exprès, tout de suite, car ils étaient beaucoup moins intelligents que mon fils et n'avaient pas compris le concept du lâcher-ensemble.

Les ballons s'envolèrent tous dans le ciel, et de manière surprenante j'en fus assez ému. Je maudissais le speaker de m'avoir tendu ce piège sentimental bien facile, j'aurais voulu lui faire un geste obscène, mais je gardais le visage impassible. Il y avait quelque chose de simple et poignant dans ces ballons qui disparaissaient en cohorte, en silence et furtivement ; me tournant vers mon fils, je l’aperçus bouleversé dans les bras de sa mère, il était retourné et pleurait doucement comme si on avait brulé tous les jouets de sa chambre pour y installer une tireuse à bière, comme quand on l'abandonna à la garderie tout le siècle d'une journée ou quand le chat mourut. L'émotion avait explosé ainsi, sans prévenir, tandis que partaient ces ballons de couleurs, spectacle primitif des joies brèves et des choses irréversibles. Nous étions bien embêtés, car il pleurait à chaude larmes, alors nous partîmes en quête de jeux amusants pour le divertir.

Qu'avait en tête l'inventeur de cette coutume naïve, sans doute un pervers comme Andersen avec ses enfants qui meurent de froid dans des contes atroces ? Mon fils avait retrouvé le sourire, mais de temps en temps, il venait nous voir pour confier que c'était vraiment trop triste, ces ballons en partance. Il aurait fallu, nous expliqua-t-il, profiter de l'occasion pour glisser un petit mot pour le chat qui était mort, afin qu'il puisse le lire, une fois l'objet au ciel. Je trouvai l'idée excellente, et profitant de la brèche pour me faufiler dans la rassérénante Science Physique, j'expliquais qu'il fallait gonfler le ballon avec de l'hélium, pour qu'il s'envole, sinon il allait lamentablement s'échouer au sol. Comme dans ce livre avec l'enfant qui perd son cochon, et fabrique un cerf-volant le jour de la fête des morts pour lui dire au revoir, nous allions faire la même chose : le lâcher d'un ballon, pour le chat. Je m'adressais à Emeline qui est douée pour organiser les choses compliquées, en général, lui affirmant, décidé, définitif : "Il va falloir que tu trouves de l'hélium pour la Toussaint." Elle fut heurtée par cette demande bizarre qui lui incombait naturellement, elle répliqua par cette maxime qui me laissa pensif pour la journée : "Mais trouver de l'hélium, c'est un travail d'homme".



mercredi 14 septembre 2011

Un pied

Ce matin, j'entrai dans la chambre de mon fils, secouai doucement son épaule pour le réveiller, quand soudain, j’aperçus à l'autre bout du lit, dépassant de la couverture : un pied. Il s'agissait véritablement d'un pied humain, de petite taille, gisant sur le matelas, comme peut le faire le pied, lorsqu'il gît sur un matelas.

Je sursautai. Que pouvait bien faire cet appendice humain à l'autre bout du lit de mon fils ? Je pris mon courage à deux mains, et le pied de l'autre, pour vérifier : c'était un pied chaud. Aussitôt fus-je rassuré, car comme tout le monde, j'avais pensé à quelque chose de macabre - la scène du "Parrain", avec cette tête de cheval sanglante - mais qui m'en voudrait au point de déposer un pied dans le lit de mon fils ?

Un pied chaud signifiait un pied vivant, rapidement deux hypothèses s'opposèrent dans mon esprit inquiet pour expliquer ce phénomène : petit un, ce pied signalait la présence d'un second enfant dans le lit de mon fils, dissimulé sous la couette ; petit deux, il s'agissait en fait du pied de mon fils, et il me fallait comprendre pourquoi mon garçon était à un bout du lit, et son pied, à l'autre bout. Dans l'hébétude standard du matin, je compris enfin que ce pied égaré, au loin, et mon fils que j'avais remué, constituaient une seule et même pièce : la créature de mon fils. Je soulevai doucement la couette pour constater le puzzle de l'enfant rassemblé. J'en tirai une conclusion stupéfiante, inattendue : en fait, mon fils était beaucoup plus grand qu'hier soir. D'où la distance incongrue entre le pied et l'épaule. Cela était réellement incroyable, car pas plus tard qu'avant hier, mon fils était petit.

Je fronçai les yeux, grave : j'avais à faire à un évènement indéniablement kafkaïen, une métamorphose qui, au lieu de produire au réveil un cancrelat, avait changé ma progéniture en un être un peu plus long. Il faut bien comprendre, expliquai-je à mon ami imaginaire effaré, que la petitesse des enfants et sa disparition avec le temps ne sont pas dramatiques : elles sont naturelles, dans l'ordre des choses, comme un arc-en-ciel, le chaos ou la mort. L’enfant ne peut naître grand, ne serait-ce que par égard pour sa propre mère, qu'il dévasterait le cas échéant. On imagine aisément les désastres économiques si les individus de notre espèce ne changeaient pas de taille et naissaient finis : l'industrie du textile, avec ses habits qu'il ne faudrait plus renouveler tous les six mois, s'écrouleraient totalement, son lobby l'en empêcherait, il y aurait des meurtres, des émeutes, et des éventrements.

Il était donc légitime que ce petit garçon, il y a peu compacte et informe pâte rose, fut soumis à la machine des années pour le distendre et élaborer cette silhouette longiligne, à la manière des guimauves emberlificotées dans les boulangeries. Entremêlé dans la pénombre, parmi sa couette de dinosaures schématiques, il était là, à zigzaguer maladroitement de toute sa nouvelle longueur nuitamment acquise. Je ne pouvais que constater, démuni, cette manipulation faite en douce par d'obscures forces qui se gaussaient de moi, alors que j'avais baissé la garde durant mon sommeil. Je levai le poing au plafond pour maudire ces changements sournois, cette ingérence cavalière dans l'organisation tendre de nos existences. Nous étions bien, là, tranquillement, quel besoin de venir nous distordre ?

Mon fils tenta en grognant la manoeuvre de se lever, avec ses allumettes de jambes et ses genoux de billes bigaro, il s'étira pour être encore plus grand, abasourdi par les opérations du mystérieux Agrandisseur nocturne. Il fila à la cuisine, sans trop de difficultés : ce système du vivant fonctionnait plutôt bien, force était de constater. Il n'y avait certes rien à redire sur le fond, mais, mis devant le fait accompli, et au vu de la nature barbare et indifférente des méthodes du temps, quelques efforts auraient pu être faits sur la forme.

vendredi 2 septembre 2011

La discrète anarchie du linge propre

Il est des moments vertigineux où l'on plonge au plus profond des ténèbres de l'âme humaine, où l'on embrasse du regard l'espace d'un bref instant toute l'étrange noirceur dont elle est capable : perversion, cruauté, vice, syndic d'immeuble.

Je rentrai chez moi quand je vis un papier fixé à la porte en verre, près de l’ascenseur. Un papier à entête, avec une signature très large, un peu fougueuse. Il s'agissait d'un courrier officiel, tel un appel du 18 juin, le drapeau français en moins. Le message clamait, dans l'étroite agora qu'était notre hall d'immeuble, qu'un locataire anonyme avait suspendu du linge à sécher aux fenêtres, et que cette pratique était rigoureusement proscrite par le règlement de l'immeuble. Un numéro du règlement de l'immeuble était ainsi indiqué, avec un tiret au milieu des chiffres, ce qui était un peu impressionnant et provoquait comme un petit frisson procédural en évoquant des choses graves, un décret, par exemple, voire une constitution. Le locataire (laissé anonyme grâce à cette magnanimité propre aux puissants) était censé se reconnaître, j'imagine, et sommé de renoncer incontinent à cette méthode pratiquée illégalement, voire anticonstitutionnellement, au sein de notre bâtiment gris.

Je fus stupéfait par cette lecture. Non que cette injonction allât à l’encontre de mes convictions les plus profondes. Il était loin le temps de ma jeunesse folle où un papier jeté au sol était l'expression farouche de ma liberté individuelle et de ma vibrante opposition aux institutions locatives ; en effet, dans les prémisses crépusculaires de la vieillesse, le hall d'immeuble propre, fruit du règlement intérieur respecté, était une vision agréable à mon esprit, et provoquait un sentiment de paix, au coin de mon feu imaginaire après avoir fictivement coupé du bois toute la journée. Il s'agissait simplement que, dans ces édifices rectangulaires de la banlieue sud parisienne, à mille lieux des étendages bigarrés des pittoresques villages italo-portugais, je n'avais pas surpris le moindre acte litigieux de séchage aux balcons. Pas le moindre torchon blanc, pas même la plus petite éponge avec un côté vert qui gratte à durcir discrètement sur un rebord. Je sortis aussitôt vérifier : sur la façade de type blockhaus s'alignaient des fenêtres au mutisme maussade, jusqu'à tout en haut, avec parfois de furtifs géraniums, mais pas le moindre tissu humide en liberté.

Je restai ainsi interdit, cherchant du regard cette fameuse transgression flottant au vent comme un oriflamme de l'anarchie. Alors, je murmurai simplement : pourquoi ? Je me mis à méditer, devant chez moi, aux mécanismes humains ayant conduit à ce placard vengeur dans le hall, cette fureur sans réel objet. Quand avait-on mis du linge à sécher ? Comment ? Qui ? Sur un étendage déployé, ou directement à même la rambarde ? Etait-ce une chaussette disgracieuse ou un régiment de torchons organisé comme une colonne romaine ? Qui, surtout, avait remarqué ce délit, qu'avait ressenti cette personne, quasiment un usager de l'immeuble, comme il y a des usagers du métro, cet usager pris en otage du regard par des caleçons sur une cordelette, ne pouvant plus tranquillement tordre son cou pour contempler les balcons altiers ? Où ce passant avait-il puisé l’énergie nécessaire pour saisir un papier à entête, le rédiger, l'imprimer, le signer fougueusement, marcher jusqu'au trente-neuf, et l'afficher près de l’ascenseur, tandis que moi, je n'arrivais pas à trouver la motivation pour les démarches concernant ma propre sécurité sociale ?

Un être humain normal ne pouvait décidément faire ceci. Il s'agissait, je le craignais, encore, des mamies du syndic dont la phalange se réunissait dans le local de l'immeuble. Ma stupeur redoubla. J'imaginai le promeneur angoissé, son règlement intérieur à la main, scrutant maladivement les façades. J'imaginai l'opérateur dépêché, mandaté, assermenté, effectuant scrupuleusement ce travail de scrutateur de balcons au service du syndic implacable. Une ronde toutes les semaines, le tout compris dans un planning, où il fallait aussi examiner les boites aux lettres, les vélocipèdes accrochés aux barrières des allées, les voitures des visiteurs devant les garages des résidents. Et soudain, je compris à ce que nous avions affaire, présentement, dans ce coin tranquille de l’Ile-de-France, et que ce mot était simple mais terrible, et claquait sinistrement devant l'entrée cernée d'hortensias ; nous avions affaire à du : Fascisme. Une goutte de sueur froide perla dans l'échine de mon dos, juste derrière moi.

J'avais pourtant lu ces histoires d'Adolf Hitler élevé de 2 à 12 ans dans le local d'un syndic d'immeuble, parmi des mamies tatillonnes friandes de courriers à entête, et les conséquences néfastes qui s'ensuivirent avec ce maladif souci d'organiser tout. Je ne pouvais prétendre ignorer ceci, désormais. C'était de ma responsabilité d'intervenir, et je sus ce qui me restait à faire, une fois passée l'envie de dénoncer les voisins du 3ème qui avait également un enfant et donc - eux aussi - beaucoup de linges à sécher : entrer en résistance. Une vive émotion me gagna. Ainsi donc, malgré les années passées, j'avais toujours la fibre du courageux réserviste de l'ombre, discret et vigilant ; le sens du devoir, du sacrifice, de la lutte n'était pas mort dans mon coeur palpitant, et à l'heure terrible où l'Ile-de-France avait besoin de moi, j'allais me lever tel une foule anonyme faisant corps comme un seul homme, étant en vérité un seul homme, pour faire face à mes responsabilités.

Pour ce faire, de manière clandestine, j'allais d'un coup de stylo laisser une remarque sybilinne sur l'emploi du temps des autorités du voisinage, railler leur oisiveté avec une irrésistible ironie qui allait tout emporter sur son passage tel un Voltaire banlieusard. Je cherchais les mots, seul devant les boites aux lettres, "Vous n'avez vraiment que ça à ... faire ?" ou " ... à foutre" mais cela semblait un peu vulgaire, je ne savais pas, et trépignai, je risquais d'apparaître comme un vil vandale alors que mon combat était noble. J'allais prendre le temps de réfléchir, et faire un post-it plutôt, tranquillement chez moi, sans doute rejoint plus tard par d'autres post-its des voisins, dans le courant de la semaine, suite à un grand mouvement de prise de conscience collective du bâtiment trente-neuf. Mieux qu'un post-it, j'allais imprimer un texte, au ton définitif, pour l'afficher à côté de l'immonde mise en garde, me réjouissant déjà de ces mamies humiliées par mon pamphlet, se roulant au sol de dépit dans leur nid d'aigle agrémenté de napperons, et, vilipendées par un simple citoyen, homme locataire mais homme debout, je les voyais s'arracher de rage leurs cheveux bleus. Mieux, ces affiches, je pourrais les distribuer, un matin, à la foule des quatorze appartements, tandis que j'accrocherais le long de mon balcon vingt-deux maillots de l'équipe de football d'Algérie afin de les pousser dans leurs derniers retranchements moraux.

Evidemment, je n'en fis rien. Le temps nous est compté, et risque fort d'emporter ces mamies les premières, bien avant moi, laissant seul comme un léviathan administratif dans les profondeurs du quotidien : le règlement intérieur. Je rentrai chez moi (j'allais écrire je rentrâmes chez moi, tant mon esprit était en agitation) et aussitôt discutai avec ma compagne sur qui était l'épinglé, en gloussant un peu, se disant que décidément nous ne pouvions être les fautifs, et que nous étions tranquilles, qu'il n'y avait pas de souci à se faire, et qu'au pire, nous connaissions des avocats.

Tandis que mon fils et moi-même étions absorbés à méditer sur la lune, et le règlement extérieur qui régit les astres, la tête relevée, j'eus soudain de la peine, pour le scrutateur du linge propre.

Qui était-il, quelle était sa vie ? Quelle était son existence ? N'y avait-il pas dans cette démarche étrange de dénonciation absurde, un vibrant besoin d'affection, un hymne à l'amour dans ce monde sourd et froid ? Cet appel à cacher ce linge qu'on ne saurait voir, empreint d'un érotisme très subtil, mettant en branle les mécanismes des interdictions et des tabous, était, à sa façon, une forme de dialogue. Nous avons tellement, tous, besoin d'amour. Petit soldat de l'ordre, face à l'anarchie du désordre, à sa mesure, et humainement, il luttait contre l'entropie et ses forces funestes qui réduisaient tous nos humains efforts au Néant. Cet individu, cet homme, cette femme - peut-être même cette mamie - dans son combat souterrain était notre semblable, notre frère. J'avais à cet instant envie de le serrer dans mes bras, dans une infinie embrassade de consolation, pour l'éternité.

Les jours suivants, je n’aperçus pas plus de linge que les jours précédents. J'avais pris l'habitude de regarder l'immeuble sous un autre jour, guettant aux façades les serviettes moqueuses comme des langues tirées, un peu comme si je me mettais dans la peau du mystérieux scrutateur offensé. Le locataire pincé s'était-il ressaisi ? Ou ce coupable - imaginaire - avait-il soudé artificiellement la communauté ténue du trente-neuf, et peut-être, dans cette même veine, serait-ce une bonne idée de dénoncer dans un communiqué semblable un nuisible joueur de trompette fictif pour renforcer l'idée de bonne gouvernance ? L'affiche avait disparu. Un discret morceau de scotch demeurait simplement sur la porte en verre, témoin d'un arrachage vif par quelqu'un d'un peu plus radical que moi.

jeudi 10 mars 2011

Le voyage de Raymond Domenech


Le pouvoir d'absorption du téléphone portable est tel que, survolant au matin le boulevard de Grenelle tout lumineux depuis un métro aérien, je n’avais absolument pas remarqué la présence de Raymond Domenech, en face de moi, depuis une vingtaine de minutes. Entrant dans la rame, j’étais venu vite m’accrocher à la barre pour m’oublier dans le petit terminal amusant, comme tant de gens le font. Je les, enfin, je nous surnomme les “Homo Sapiens Smartphonus”, créatures en pleine spéciation, le cou horizontal, les pouces protubérants et agiles, un sonar naissant sur l’occiput afin de se mouvoir, regard en dedans, parmi les obstacles animés.
J’étais là, donc, à scruter cette petite république intérieure d’amis imaginaires quand je levai les yeux pour toiser avec satisfaction les passagers véritables. Il y avait, parmi la grappe de compagnons de barre dont j’étais un fruit, cet individu, Raymond Domenech, les cheveux gris, avec l’air édifiant de l’homme qui se rend quelque part, pour y faire quelque chose. Encore distrait par mes lectures microscopiques, je mis quelques secondes à constater que ce personnage tellement en survêtement, avec des sourcils à la Domenech, était bien le Raymond Domenech, ancien sélectionneur de l’Equipe de France de Football. Dehors, sous mes pieds, Grenelle défilait, avec son évidente force de réforme faite boulevard.
Surpris, j’eus le réflexe de crier à tue-tête: “Mais c’est Raymond Domenech ! De la Coupe du Monde ! Ray, celui qui s’est fait traiter dans le vestiaire ! ” mais, conscient du ridicule que la situation engendrerait, je m’en m'abstins. Les autres voyageurs, sans doute aussi délicats ou embarrassés que moi, regardaient placidement dans tous les sens, qui dans leur journaux gratuits, qui dans leur Alchimiste de Paul Coelho. Raymond Domenech, quant à lui, participait à cet étonnant spectacle tout en retenue et non-dit, avec doigté, sans doute rompu aux usages d’être Raymond Domenech. Avec aplomb, mais réserve, il regardait droit devant lui, mais pas trop, juste comme il faut, une expression de douce normalité, voire de bonhomme banalité fixée sur le visage. C’était comme s’il s'intéressait aux affiches d’un "Printemps des Poètes" à venir, avec des vers qu’aurait pu écrire Nicolas Anelka, par exemple.
Je me remémorais alors l’année précédente, et le tapage universel engendré par cet usager des transports en commun, certainement en règle, avec son ticket convenablement composté. A la Radio, dans les journaux, dans le monde entier de la télévision et de l’opinion, on avait pu honnir tel un roi cet homme là, avec sa main, une main avec des poils, et des gros doigts de plombier, sa main pour s’aider d’une barre en fer à ne pas choir du fait des soubresauts. Les inconnus autour, presqu’une foule, étaient techniquement en mesure de lyncher - enfin ! - ce fameux chantre détesté de la France qui perd. Mais pourtant, il ne se passa rien. La foule était confuse. Raymond Domenech, intégralement, se tenait là, comme s’il avait rendu, par sa simple présence, tout doux ce peuple déraisonnable.
A l’heure d’agir comme la France me l’enjoignait, je fus pris d’empathie. Je me dis que j’aurais pu lui casser la gueule, on m’aurait peut-être absous, qui sait, mais peut-être qu’on m’aurait surtout traité de malade et qu’on aurait cajolé Raymond Domenech, lui, ce personnage connu, notable de notre société spectaculaire. On lui aurait dit : “Excusez-le, il a perdu le sens de la mesure, ce jeune homme.” Alors, j’eus soudain envie de le prendre dans les bras, de lui dire au contraire : “Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font !”, lui, Raymond Domenech, en survêtement... j’aurais ajouté : “Entre nous, quelle bonne farce ce monde depuis des milliers d’années ! Et on va tous mourir.” Il aurait acquiescé en silence, sombre, avec ses sombres sourcils.
Comme je travaillais non loin de la Fédération Française de Football, je pressentis qu’il allait descendre en même temps que moi, pour se rendre au bureau, à son bureau de Football. Cette prophétie se réalisa tout à fait, un peu à la mesure de la légende de Raymond Domenech. Traversant la rue, Raymond Domenech, intact, normal, vivant, sourcilleux, se perdit parmi la foule, disparut de l’évidence nue de mon présent, où il ne se passait rien de stupéfiant, pour regagner sa place en douceur dans le baroque théâtre des souvenirs.

mercredi 16 février 2011

Un gorille


J'ai rêvé d'un grand gorille, au milieu des herbes hautes. Il tenait dans ses bras un minuscule nourrisson. Le contraste était saisissant, et dans le rêve, nous trouvions cet alarmant spectacle assez beau : le primate immense, au poil noir, l'enfant minuscule, pâle et blond, portant juste une couche blanche. 
Le gorille avait volé l'enfant à la femme implorante, à côté de moi. Celle-ci tentait de négocier avec le gorille, inquiète mais attendrie par l’ambivalence de la bête, qui protégeait l'enfant dérobé, farouchement. A côté du gorille se tenait un chimpanzé, qui agitait ses bras déraisonnables. Le chimpanzé réclamait l'enfant, un peu pour lui, un peu pour nous le rendre. Il avait clairement la fonction d'intermédiaire, comme coincé entre deux espèces. Le chimpanzé ne savait pas s'il fallait laisser le bébé à son gros congénère, ou nous le restituer, ou le garder pour lui ; il était l'image même de l'indétermination. Quant à moi, je n'avais pas de fonction précise, je devais certainement le privilège de ma présence au fait d'être l'hôte du rêve, car j'étais un peu dans cette fantaisie en touriste, sans lien réel avec cette mère en tenue de safari et les créatures agitées.
Soudain, le gorille disparut. Nous n'étions pas inquiets, mais le gorille réapparu avec l'enfant inerte et ensanglanté. Le petit être semblait avoir été aspiré tel un pamplemousse. Le gorille était indéchiffrable, il paraissant calme mais ombrageux, vaguement conscient de sa grosse bêtise, comme le chien ayant fait pipi dans le canapé. L'enfant flapi pendouillait entre les mains immenses du quadrumane, épluchure rouge de fruit consommé. Il n'y avait pas de tristesse, mais une consternation générale, une grande déception : le gorille n'était pas si mignon que ça, en fait. Je m'assis brièvement dans l'herbe haute, pour méditer sur le fâcheux incident, sachant qu'il serait vain d'y trouver une quelconque morale. Ils avaient tous disparus, alors, seul restait l’atmosphère jaunie d'une savane imprécise. Peut-on faire confiance aux gorilles ? Ce n'était pas utile, cette réflexion, dans la vie véritable, on ne faisait pas confiance aux gorilles, évidemment. Et tandis que tout s'achevait, qu'une sorte de nuit d'éveil imminent tombait sur ce paysage lointain, j'en arrivais à la conclusion que je faisais un rêve vraiment singulier.

mercredi 19 janvier 2011

Quand les mamies dominaient le monde

Le syndic d'immeuble est catégorique : il ne faut pas d'étiquette sur la boite aux lettres avec le nom de l'Association, afin de recevoir le courrier. Subséquemment, une petite mamy passe tous les jours pour arracher l'étiquette de l'Association, que nous collons. Ma compagne, constatant cela, est allée voir le syndic de l'immeuble. Il y avait peut-être une exposition temporaire de dentiers, je ne sais pas, j'invente. Ma compagne demande : mais comment peut-on recevoir le courrier de l'Association qui nous est adressé ? On lui répond : mais non. Il ne faut pas d'étiquette sur les boites aux lettres. La raison est que, évidement, il n'en faut pas, parce qu'on ne doit pas en mettre. Les mamies autour, murmurent : ah ben oui, ah ben non, toutafé, il n'en faut pas des étiquettes, patati patata. Et donc, une mamy assermentée par le syndic d'immeuble se charge de la décoller, tous les jours, s'il le faut, les étiquettes.

Mamies, une canicule est si vite arrivée.
C'est quand même très important, insiste ma compagne, si c'est par exemple l'URSSAF ou les impôts ou la Gendarmerie ou Daxon qui envoie un courrier ? Mais la mamy en charge du syndic refuse, au nom de la non-présence d'étiquette sur la boite aux lettres, car c'est la règle. A ce moment, ma compagne met une bonne droite dans la bouche de la mamy, mais non j'invente encore.
Je dis alors à mon épouse : on a qu'à préparer une trentaine d'étiquettes, comme ça, on est tranquille pendant trente jours ? Tous les matins, je veux bien la remplacer, comme ça on reçoit bien les lettres de menace de l'URSSAF. Mais la mamy du syndic, membre de la "Milice des Mamies" (ou la Mamy-lice), pourrait se mettre en colère, et nous de devenir très mal vus. Quand je pense qu'on voit partout dans ce monde terrible des mamies toutes craintives, comme des mammifères à la fin du Crétacé, terrorisées par les petits jeunes, pourquoi la vie est si mal faite et que nous sommes, nous, contrairement au reste de l'univers, sous la coupe d'un gang de mamies omnipotentes ? On va quand même pas monter une milice de jeunes pour faire West Side Story dans le parc, contre les mamies qui claquent des doigts ?
Soudain, la mamy propose une solution à ma compagne, pour sortir de ce labyrinthe : il faut faire un changement d'adresse à la Poste. Le changement d'adresse, qui fait que la poste vous réexpédie votre courrier, comme quand vous déménagez. Elle lui explique : un changement d'adresse, mais vers la même adresse, mais avec - nuance - le terme "chez Balmeyer" indiqué, pour que le courrier vous arrive, et cela sans mettre une étiquette sur la boite aux lettres. Oui, un changement d'adresse à la Poste de l'adresse 1 vers l'adresse 1, et nickel, pas d'étiquette. Les mamies. Quand les mamies dominaient le monde. A l'époque du Mamirassique. Mamirassik park.
Un jour viendra, comme la à la fin du Permien, il y aura la canicule globale, et le monde sera un vaste désert de désolation, et Dieu se dressera tout puissant dans l'espace pour le jugement dernier, et Dieu, plus fort que l'espace, le temps et l'URSSAF, Il raclera les mamies de son petit grattoir vengeur !

jeudi 13 janvier 2011

Un bon copain


Mon fils n'a pas de copain. Du moins, jusqu'à ce jeudi. Zach, dans la cour, préfère jouer dans son coin. Les autres font du bruit, se donnent des coups, hurlent, ça l'a l'air de l’embarrasser. Les autres s'arrachent leurs chapeaux, leurs bonnets, lui, il préfère garder son bonnet sur sa tête. Pourquoi ils font ça. Ca l'embête ces gens qui enlèvent les bonnets brutalement, comme si c'était l'été par exemple. Zach est contemplatif. Il aime bien regarder les fourmis, les coccinelles. Ses camarades aussi, mais ils aiment bien les écrabouiller à la fin, pourquoi ils font ça.
Nous sommes parfois contraints de faire de la propagande pro-copain : "Mais c'est super les copains ! On joue avec, et tout". Je dois forcer le trait, car moi-même misanthrope, ours, je ne le comprends que trop, d'où le problème. Il nous écoute peu convaincu, il n'a pas l'air si triste, mais un peu ennuyé, il subit les autres avec philosophie. Il est bien, comme ça, tout seul, il nous dit qu'il s'amuse bien avec lui même. Pour son anniversaire, il ne veut inviter personne chez lui, même pas des figurants, calmés aux médicaments. Parfois, le soir nous lui demandons, l'air de ne pas y toucher s'il s'est bien amusé avec ses copains, et goûtant notre ton préoccupé, notre air sombre et attentionné (et même si par ailleurs il s'est vraiment amusé comme un fou avec ses camarades de classe ) il prend l'air mélancolique et nous dit, cabotin : "non, je n'ai pas de copain aujourd'hui", puis fait son visage de bambi.
Mais soudain, Zach a un copain. Cela s'est passé jeudi. Avec le copain, il a pu partager un grand point commun, l'amour des Zhu Zhu Pets, ces mignons hamsters-jouets qui font des bruits débiles. Enfin, c'est surtout le point commun de Zach, car visiblement le copain ne connait rien des Zhu Zhu pets. Mais ça sert à ça, un copain ça fait confiance, ça comble les lacunes des points pas encore communs, en anticipation. Tous les deux sont convaincus de l'importance de ces jouets. Quand je viens chercher Zach, il faut ramener le copain à la maison, tout de suite. Et le copain veut venir tout de suite, aussi, pour voir les jouets, et le chat. Il est d'accord. Ils ont de grands projets. Il faut organiser immédiatement un anniversaire, juste pour y inviter le copain. Il faut partir en vacances avec le copain, pour lui montrer la mer. Dans le couloir de l'école, Zach me présente au copain, et il présente au copain son père. Il me dit d'expliquer au copain qu'il a un Zhu Zhu Pet à la maison. Et un chat. J'explique. Il confirme en expliquant à son tour : "j'ai un Zhu Zhu Pet à la maison, et un chat !" Zach fait des promesses : demain, il emmènera son Zhu Zhu Pet pour lui montrer. Demain, ils joueront dans la cour. Ils feront un chateau, une ferme, un élevage avec des milliers de Hamsters. Demain, le copain viendra à la maison, même si ce n'est pas trop possible. Vivement demain !

En rentrant, d'habitude Zach traîne, on dirait un de ces aspirateurs des grands magasins, qui glissent lentement, pachydermes indolents pour aspirer le carrelage ; il fait comme ça d'habitude, il rentre de l'école fatigué comme s'il aspirait les murs, le trottoir. Là, Zach marche prestement, le coeur léger, je dois presque courir pour le suivre. Il parle vivement. Il me dit qu'il défend son copain contre ceux qui arrachent des bonnets, et que son copain le défend contre ceux qui arrachent les chapeaux. Il faudrait arriver tôt, pas en retard, pour voir le copain, lui montrer le Zhu Zhu Pet que je me trimbalerai ensuite dans la poche, jusqu'au soir. Vivement demain !! C'est un copain, un copain certes pas de trente ans, mais un copain de deux heures, un vrai copain, un bon copain. Vivement demain !

mardi 11 janvier 2011

Au moins deux

Au moins deux (je travaille au moins un), ils ont fait des travaux, et en soulevant une dalle du plancher, ils ont trouvé un chat crevé. Il était là depuis on ne sait quand, et tout le moins deux s'est mis à sentir la pourriture. Personne ne l'avait senti avant, et je me suis dit que c'était un plancher imperméable à la pourriture de chat mort, et que cette fonction là c'était quand même quelque chose. Peut-être que ce n'était pas vraiment volontaire, car j'imagine mal les concepteurs valider ceci en enfouissant des créatures ou de la viande derrière une paroi étanche, pour voir si ça sent à force.


En tout cas je ne sais pas si c'est psychologique, mais j'ai deviné la pourriture se répandre au moins un, atténuée, suave. Je me suis dit, sirotant mon café instantané (et tout bas car je n'ai pas osé tenté cette généralité dans la vraie vie), voilà, c'est ça, une activité salariée et la folie furieuse de notre bref monde : une odeur indécelable de chat crevé sous le plancher aspiré tous les soirs, qui vous pousse à ouvrir des blogs de poèmes.
Des gens du moins deux sont partis prendre une pause, car l'odeur n'était pas engageante. J'ai éprouvé de la compassion pour cet étrange, curieux, désespéré animal, qui est allé se foutre sous le plancher du moins deux, pour y agonir. Je ne sais pas si dans son périple cocasse il a été dérangé par l'odeur des laborieux salariés, au dessus, ou si la fonction d’imperméabilité du sol était bilatérale, provoquant ainsi une sorte de misère compartimentée, parallèle, chacun se corrompant dans son espace dédié.
Les murs sont étranges, c'est pour ça que je ne suis pas bricoleur, du tout. J'envie parfois les bricoleurs, mon beau-frère par exemple, pour qui le mur est un mur, qui n'a pas de secret, qui est une paroi, qui se perce, se troue, qui se détruit, et se remplace, avec genre du Placoplatre (rien que le terme, semblable à Cléopâtre, évoque des mystères et des malédictions). Pour moi, les murs cachent des tuyaux, des fils invisibles, d'inavouables secrets, des momies, des corps disparus. Percer un mur, c'est risquer d'atteindre sans faire exprès la colonne d'eau, et voir sa pièce inondée en cinq minutes. Ou bien des fils électriques, et mourir perceuse à la main comme Ted Bundy.
Mes vacances sont finies, c'est sinistre, et je travaille toujours au moins un. A mon retour, comme les toilettes étaient toutes occupées, je suis allé dans le WC des femmes. Pour me punir de ce blasphème hygiéniste, la serrure s'est bloquée, et je suis un peu resté coincé dans le moins un silencieux. Pas longtemps, mais tout de même, je me suis imaginé devenir, après le chat du moins deux, l'homme du moins un, et cette funeste perspective m'a motivé à débloquer virilement la porte, pour m'éclipser enfin de mon sous-sol quotidien.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...