vendredi 2 septembre 2011

La discrète anarchie du linge propre

Il est des moments vertigineux où l'on plonge au plus profond des ténèbres de l'âme humaine, où l'on embrasse du regard l'espace d'un bref instant toute l'étrange noirceur dont elle est capable : perversion, cruauté, vice, syndic d'immeuble.

Je rentrai chez moi quand je vis un papier fixé à la porte en verre, près de l’ascenseur. Un papier à entête, avec une signature très large, un peu fougueuse. Il s'agissait d'un courrier officiel, tel un appel du 18 juin, le drapeau français en moins. Le message clamait, dans l'étroite agora qu'était notre hall d'immeuble, qu'un locataire anonyme avait suspendu du linge à sécher aux fenêtres, et que cette pratique était rigoureusement proscrite par le règlement de l'immeuble. Un numéro du règlement de l'immeuble était ainsi indiqué, avec un tiret au milieu des chiffres, ce qui était un peu impressionnant et provoquait comme un petit frisson procédural en évoquant des choses graves, un décret, par exemple, voire une constitution. Le locataire (laissé anonyme grâce à cette magnanimité propre aux puissants) était censé se reconnaître, j'imagine, et sommé de renoncer incontinent à cette méthode pratiquée illégalement, voire anticonstitutionnellement, au sein de notre bâtiment gris.

Je fus stupéfait par cette lecture. Non que cette injonction allât à l’encontre de mes convictions les plus profondes. Il était loin le temps de ma jeunesse folle où un papier jeté au sol était l'expression farouche de ma liberté individuelle et de ma vibrante opposition aux institutions locatives ; en effet, dans les prémisses crépusculaires de la vieillesse, le hall d'immeuble propre, fruit du règlement intérieur respecté, était une vision agréable à mon esprit, et provoquait un sentiment de paix, au coin de mon feu imaginaire après avoir fictivement coupé du bois toute la journée. Il s'agissait simplement que, dans ces édifices rectangulaires de la banlieue sud parisienne, à mille lieux des étendages bigarrés des pittoresques villages italo-portugais, je n'avais pas surpris le moindre acte litigieux de séchage aux balcons. Pas le moindre torchon blanc, pas même la plus petite éponge avec un côté vert qui gratte à durcir discrètement sur un rebord. Je sortis aussitôt vérifier : sur la façade de type blockhaus s'alignaient des fenêtres au mutisme maussade, jusqu'à tout en haut, avec parfois de furtifs géraniums, mais pas le moindre tissu humide en liberté.

Je restai ainsi interdit, cherchant du regard cette fameuse transgression flottant au vent comme un oriflamme de l'anarchie. Alors, je murmurai simplement : pourquoi ? Je me mis à méditer, devant chez moi, aux mécanismes humains ayant conduit à ce placard vengeur dans le hall, cette fureur sans réel objet. Quand avait-on mis du linge à sécher ? Comment ? Qui ? Sur un étendage déployé, ou directement à même la rambarde ? Etait-ce une chaussette disgracieuse ou un régiment de torchons organisé comme une colonne romaine ? Qui, surtout, avait remarqué ce délit, qu'avait ressenti cette personne, quasiment un usager de l'immeuble, comme il y a des usagers du métro, cet usager pris en otage du regard par des caleçons sur une cordelette, ne pouvant plus tranquillement tordre son cou pour contempler les balcons altiers ? Où ce passant avait-il puisé l’énergie nécessaire pour saisir un papier à entête, le rédiger, l'imprimer, le signer fougueusement, marcher jusqu'au trente-neuf, et l'afficher près de l’ascenseur, tandis que moi, je n'arrivais pas à trouver la motivation pour les démarches concernant ma propre sécurité sociale ?

Un être humain normal ne pouvait décidément faire ceci. Il s'agissait, je le craignais, encore, des mamies du syndic dont la phalange se réunissait dans le local de l'immeuble. Ma stupeur redoubla. J'imaginai le promeneur angoissé, son règlement intérieur à la main, scrutant maladivement les façades. J'imaginai l'opérateur dépêché, mandaté, assermenté, effectuant scrupuleusement ce travail de scrutateur de balcons au service du syndic implacable. Une ronde toutes les semaines, le tout compris dans un planning, où il fallait aussi examiner les boites aux lettres, les vélocipèdes accrochés aux barrières des allées, les voitures des visiteurs devant les garages des résidents. Et soudain, je compris à ce que nous avions affaire, présentement, dans ce coin tranquille de l’Ile-de-France, et que ce mot était simple mais terrible, et claquait sinistrement devant l'entrée cernée d'hortensias ; nous avions affaire à du : Fascisme. Une goutte de sueur froide perla dans l'échine de mon dos, juste derrière moi.

J'avais pourtant lu ces histoires d'Adolf Hitler élevé de 2 à 12 ans dans le local d'un syndic d'immeuble, parmi des mamies tatillonnes friandes de courriers à entête, et les conséquences néfastes qui s'ensuivirent avec ce maladif souci d'organiser tout. Je ne pouvais prétendre ignorer ceci, désormais. C'était de ma responsabilité d'intervenir, et je sus ce qui me restait à faire, une fois passée l'envie de dénoncer les voisins du 3ème qui avait également un enfant et donc - eux aussi - beaucoup de linges à sécher : entrer en résistance. Une vive émotion me gagna. Ainsi donc, malgré les années passées, j'avais toujours la fibre du courageux réserviste de l'ombre, discret et vigilant ; le sens du devoir, du sacrifice, de la lutte n'était pas mort dans mon coeur palpitant, et à l'heure terrible où l'Ile-de-France avait besoin de moi, j'allais me lever tel une foule anonyme faisant corps comme un seul homme, étant en vérité un seul homme, pour faire face à mes responsabilités.

Pour ce faire, de manière clandestine, j'allais d'un coup de stylo laisser une remarque sybilinne sur l'emploi du temps des autorités du voisinage, railler leur oisiveté avec une irrésistible ironie qui allait tout emporter sur son passage tel un Voltaire banlieusard. Je cherchais les mots, seul devant les boites aux lettres, "Vous n'avez vraiment que ça à ... faire ?" ou " ... à foutre" mais cela semblait un peu vulgaire, je ne savais pas, et trépignai, je risquais d'apparaître comme un vil vandale alors que mon combat était noble. J'allais prendre le temps de réfléchir, et faire un post-it plutôt, tranquillement chez moi, sans doute rejoint plus tard par d'autres post-its des voisins, dans le courant de la semaine, suite à un grand mouvement de prise de conscience collective du bâtiment trente-neuf. Mieux qu'un post-it, j'allais imprimer un texte, au ton définitif, pour l'afficher à côté de l'immonde mise en garde, me réjouissant déjà de ces mamies humiliées par mon pamphlet, se roulant au sol de dépit dans leur nid d'aigle agrémenté de napperons, et, vilipendées par un simple citoyen, homme locataire mais homme debout, je les voyais s'arracher de rage leurs cheveux bleus. Mieux, ces affiches, je pourrais les distribuer, un matin, à la foule des quatorze appartements, tandis que j'accrocherais le long de mon balcon vingt-deux maillots de l'équipe de football d'Algérie afin de les pousser dans leurs derniers retranchements moraux.

Evidemment, je n'en fis rien. Le temps nous est compté, et risque fort d'emporter ces mamies les premières, bien avant moi, laissant seul comme un léviathan administratif dans les profondeurs du quotidien : le règlement intérieur. Je rentrai chez moi (j'allais écrire je rentrâmes chez moi, tant mon esprit était en agitation) et aussitôt discutai avec ma compagne sur qui était l'épinglé, en gloussant un peu, se disant que décidément nous ne pouvions être les fautifs, et que nous étions tranquilles, qu'il n'y avait pas de souci à se faire, et qu'au pire, nous connaissions des avocats.

Tandis que mon fils et moi-même étions absorbés à méditer sur la lune, et le règlement extérieur qui régit les astres, la tête relevée, j'eus soudain de la peine, pour le scrutateur du linge propre.

Qui était-il, quelle était sa vie ? Quelle était son existence ? N'y avait-il pas dans cette démarche étrange de dénonciation absurde, un vibrant besoin d'affection, un hymne à l'amour dans ce monde sourd et froid ? Cet appel à cacher ce linge qu'on ne saurait voir, empreint d'un érotisme très subtil, mettant en branle les mécanismes des interdictions et des tabous, était, à sa façon, une forme de dialogue. Nous avons tellement, tous, besoin d'amour. Petit soldat de l'ordre, face à l'anarchie du désordre, à sa mesure, et humainement, il luttait contre l'entropie et ses forces funestes qui réduisaient tous nos humains efforts au Néant. Cet individu, cet homme, cette femme - peut-être même cette mamie - dans son combat souterrain était notre semblable, notre frère. J'avais à cet instant envie de le serrer dans mes bras, dans une infinie embrassade de consolation, pour l'éternité.

Les jours suivants, je n’aperçus pas plus de linge que les jours précédents. J'avais pris l'habitude de regarder l'immeuble sous un autre jour, guettant aux façades les serviettes moqueuses comme des langues tirées, un peu comme si je me mettais dans la peau du mystérieux scrutateur offensé. Le locataire pincé s'était-il ressaisi ? Ou ce coupable - imaginaire - avait-il soudé artificiellement la communauté ténue du trente-neuf, et peut-être, dans cette même veine, serait-ce une bonne idée de dénoncer dans un communiqué semblable un nuisible joueur de trompette fictif pour renforcer l'idée de bonne gouvernance ? L'affiche avait disparu. Un discret morceau de scotch demeurait simplement sur la porte en verre, témoin d'un arrachage vif par quelqu'un d'un peu plus radical que moi.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...